La Ducasse d’Ath est une fête née à la fin du moyen âge, avec une histoire de près de six siècles. On peut aujourd’hui la comparer à un véritable mille-feuilles dont chaque époque aurait constitué une couche.

Si on prend le personnage du géant Goliath tel qu’il apparait actuellement dans la fête, on peut constater qu’il est le reflet d’une lente évolution : le géant est apparu dans la procession religieuse du 15e siècle ; son épouse a été créée en 1715 ; la danse des géants s’est fixée au 19e siècle, avec une chorégraphie bien établie depuis les années 1970. La géante Mademoiselle Victoire, quant à elle, témoigne également de cette évolution du patrimoine immatériel. Anti-française à sa création en 1794, dans le contexte de la période révolutionnaire, elle personnifie aujourd’hui la ville d’Ath (avec ses couleurs et ses attributs). Pour certains, elle représente même une image de la femme « libérée », fière de sa féminité.

Un autre exemple peut être fourni par le Char des États provinciaux qui défile dans le cortège de la Ducasse. Actuellement, c’est un groupe avec une perception très positive. Sa décoration est particulièrement soignée et il possède une véritable qualité patrimoniale. Au-delà, il présente un caractère inclusif avec des figurants atteints d’un handicap mental. Pourtant, ce char allégorique « commémore » un épisode sanglant (et peu glorieux) des guerres de religion au 16e siècle. En effet, en 1572, plus de 400 soldats protestants sont exécutés sur la Grand’Place d’Ath. Ainsi, quand on examine le patrimoine immatériel, il est essentiel de pouvoir nuancer et d’avoir la bonne grille de lecture.

Qu’en est-il de la barque des Pêcheurs napolitains et de son Sauvage ? Ce groupe est apparu au milieu du 19e siècle, à une époque durant laquelle le cortège de la Ducasse est marqué par deux phénomènes. Il y a tout d’abord un fort sentiment nationaliste qui contribue également à renforcer l’identité urbaine. En 1850, le vieux géant Tyran est ainsi transformé en Ambiorix pour célébrer un héros national. La même année, le Char de la Ville est créé pour transporter les personnages célèbres de l’histoire locale. En 1880, le Char des Neuf provinces célèbre les 50 ans de la jeune Belgique. Le deuxième phénomène est l’intérêt pour l’exotisme. En 1850, on voit apparaître les chars des Indiens, des Écossais et des Chinois, aujourd’hui disparus. D’autres groupes du même type défilent également dans d’autres cortèges, notamment à l’occasion des cavalcades carnavalesques.

L’apparition de la Barque des Pêcheurs napolitains en 1856 s’inscrit dans ce contexte. Le groupe est créé par une association, les Matelots de la Dendre, qui s’est fait connaître en organisant des spectacles, essentiellement des opéra-comique et des opérettes. La « barque » évoque probablement un opéra de 1827, « Masaniello ou le pêcheur napolitain », qui met en scène un héros révolutionnaire du 17e siècle.

Le personnage du Sauvage apparaît plus tardivement en 1873. À l’origine, il ne représente pas un Africain, mais bien un Amérindien issu d’une île légendaire de Gavatao (qu’on pourrait situer dans les Caraïbes). Il s’agit en effet d’une représentation stéréotypée d’un Amérindien (peau noire, pagne et coiffe à plumes, massue, anneaux) telle qu’on peut la retrouver dans de nombreuses illustrations depuis le 17e siècle. D’autres exemples de cette représentation stéréotypée existent dans des festivités traditionnelles : le géant l’Indien à Dendermonde, ou les gardiens qui escortent le Bœuf gras lors du carnaval de Paris.

sauvage

À partir du début du 20e siècle, le personnage évolue dans le cortège de la Ducasse d’Ath en développant un jeu très spectaculaire : interaction avec ses gardes, il fait mine de s’enfuir, exagération (certains textes rapportent que le figurant mange un lapin cru). Il reçoit notamment le surnom de « Dégoudant » (le « dégoutant »). En pleine période coloniale, il ne faut pas nier que le personnage est dès lors parfois confondu avec un Africain, ce qui n’est pas sans poser de problème. En 1945, la présence de soldats afro-américains à l’occasion des festivités de la Ducasse crée un malaise auprès de l’autorité communale. Le collège échevinal exige que le personnage soit « bariolé sur fond jaune-brun ». Un débat surgit à nouveau dans le courant des années 1960, à une époque où les étudiants africains ne sont pas rares à l’École d’Agriculture d’Ath.

Après les années 1960, la perception du personnage du Sauvage évolue, avec l’abandon des aspects les plus contestables. Une nouvelle relation se noue avec le public. L’apparition d’une transmission familiale n’est sans doute pas étrangère à cette évolution. Après une difficulté de recrutement (et notamment l’organisation d’un « examen » en 1951), on assiste à une certaine stabilité dans la représentation du personnage. Depuis Albert Masset (en 1963), le rôle se transmet au sein de la même famille avec Marcel Baudelet (neveu du précédent) à partir de 1980, puis ses fils Ronald et Rudy, et son petit-fils Maisson depuis 2019.

Sauvage

Actuellement, la communauté athoise comprend que la scène de la barque des Pêcheurs napolitains peut choquer si elle est prise au premier degré. Mais, leur « Sauvage » ne représente plus un Indien de l’île de Gavatao, et encore moins un Africain. C’est un personnage fabuleux et fantastique, que les Athois apprécient particulièrement. Certains l’appellent d’ailleurs plutôt le « Diable » (ce qui renforce ce côté fantastique). L’évolution du patrimoine immatériel a annulé les côtés négatifs de la représentation. Il n’y a pas l’intention de choquer et de véhiculer un message raciste. Mais les attributs du Sauvage (grimage noir, les chaines) sont restés et on peut comprendre que ces éléments sont difficilement compréhensibles pour celles et ceux qui ne possèdent pas les codes de la représentation.